Épilogues "Réflexions
sur la vie" 1895-1898,
par Remy de
Gourmont à Emile Barbé
Un ami de Baudelaire :
"Il restera toujours un peu de lumière
autour de ce nom, Gustave Le Vavasseur, puisque Baudelaire l'écrivit en
des pages qui ne périront pas. Dans la série des médaillons, appelée
Réflexions sur quelques-uns de nos contemporains, Le Vavasseur vient
le dixième et le dernier, après Leconte de Lisle, et c'est le seul des
dix qui soit demeuré presque inconnu. Comme on ne peut supposer que
Baudelaire ait crayonné son portrait par pure amitié, il faut admettre
qu'il avait plus d'intelligence que de talent et qu'il fit, au temps de
sa jeunesse, des promesses pour lui impossibles à tenir. Ou bien fut-il
un dédaigneux ? Raté, diraient sans doute, s'ils pouvaient cesser de
s'occuper d'eux seuls, un tas de très candides petits poètes, aveugles
sur leur propre destinée future. Raté, c'est un mot injurieux et dont il
ne faut pas ridiculiser un être dont la vie fut loyale. – Raté,
M. Zola a d'ailleurs émoussé la pointe haineuse de ce mot en voulant le
faire entrer, pauvre flèche, dans du bronze. Quand le monde entier, et
l'heure est proche, pensera, comme le célèbre Coprophage, que VilIiers,
Barbey et Verlaine furent des ratés, le mot prendra un singulier aspect
de gloire. En prévision des variations lexicographiques, il ne faut pas
prostituer les injures : le souvenir de médiocres hommes nous est
parvenu vénérable accolé à celui d'héroïques victimes. Il est des
insultes dont il ne faut pas se servir et qu'il faut, soi, accepter avec
une certaine modestie.
C'est en 1839 que Le Vavasseur se lia
d'amitié tendre avec Baudelaire, à la pension Bailly, sorte d'abbaye de
Thélème, dont le prieur rédigea l'Univers jusqu'au temps de
Veuillot. Ils collaborèrent ensemble au Corsaire, puis, après le
voyage forcé de Baudelaire aux Indes, devinrent le noyau de la petite "Ecole
Normande", qui comprenait aussi un Picard et un Languedocien, Ernest
Prarond et Jules Buisson. A cette époque (1843), Baudelaire était très
gai, très causeur et très noctambule, récitait assez volontiers ses
vers, – et déclamait tragiquement les Satires de Boileau.
Baudelaire, Prarond et Le Vavasseur écrivirent encore ensemble au
Corsaire-Satan, 1843-1846 ; ils étaient payés un sou et quelquefois
six liards la ligne ; Gustave Le Vavasseur est le seul témoin d'un des
actes les plus singuliers et les plus inexplicables de la vie de
Baudelaire : "Baudelaire prit part, comme insurgé, aux journées de juin
1848. Nous étions restés, Chennevières et moi, à la garde du Louvre...
Nous sortîmes, allant à la découverte... Nous vîmes venir à nous deux
personnages de différent aspect : l'un nerveux, excité, fébrile, agité ;
l'autre calme, presque insouciant. C'était Baudelaire et Pierre
Dupont... Je n'avais jamais vu Baudelaire en cet état. Il pérorait,
déclamait, se vantait, se démenait pour courir au martyre..." On le
calma et on le sauva. Ses mains sentaient la poudre. Singulière
aberration que d'aller prendre parti – et activement ! –
dans un conflit politique ! Jusqu'en 1851, Baudelaire, après cette
fièvre, demeura infecté de socialisme, puis il guérit. Avait-il même été
de bonne foi, lui qui écrivait en 1839, faisant allusion aux coquebins
révolutionnaires, ces paroles sataniques et belles : "Quand on parle
révolution pour de bon, on les épouvante. Vieilles rosières ! Moi, quand
je consens à être républicain, je fais le mal, le sachant. Oui ! vive la
Révolution ! toujours ! quand même ! Mais moi je ne suis pas dupe ! je
n'ai jamais été dupe ! je dis : Vive la Révolution ! comme je dirais :
Vive la Destruction ! vive l'Expiation ! vive le Châtiment ! vive la
Mort ! Nous avons tous l'esprit républicain dans les veines comme la
v... dans les os. Nous sommes démocrates et syphilisés." Oui, admirable
Baudelaire, vrai grand écrivain, dernier père de l'Eglise ! On n'a
jamais pris la peine de remarquer à quel point Baudelaire est "père de
l'Eglise"; ce mot va donc choquer tous les ignorants.
L'empire fait, Gustave Le Vavasseur, qui
avait alors une trentaine d'années, se retira en Normandie où il mena la
vie non d'un grand seigneur, mais d'un seigneur de jadis, oracle, ami et
père d'un peuple de paysans qu'il charmait et dominait naturellement par
l'ascendant d'une nature heureuse et libre. Il ne fut plus guère
question de lui dans les lettres que par la notice de Baudelaire,
insérée d'abord, en 1861, dans l'Anthologie d'Eugène Crépet. Je
n'ai pas connaissance que ses Notes sur Baudelaire aient été
imprimées, sinon fragmentaires : c'est dommage".
Octobre [1896]
Mercure de France
1903
Source:Les amateurs de Remy de Gourmont |