"Réflexions sur quelques-uns de mes
contemporains"
par Charles
Baudelaire
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Extrait :
"Il y a bien des années que je n’ai vu Gustave Le Vavasseur, mais ma
pensée se porte toujours avec jouissance vers l’époque où je le
fréquentais assidûment. Je me souviens que, plus d’une fois, en
pénétrant chez lui, le matin, je le surpris presque nu, se tenant
dangereusement en équilibre sur un échafaudage de chaises. Il essayait
de répéter les tours que nous avions vu accomplir la veille par des gens
dont c’est la profession. Le poète m’avoua qu’il se sentait jaloux de
tous les exploits de force et d’adresse, et qu’il avait quelquefois
connu le bonheur de se prouver à lui-même qu’il n’était pas incapable
d’en faire autant. Mais, après cet aveu, croyez bien que je ne trouvai
pas du tout que le poète en fût ridicule ou diminué; je l’aurais plutôt
loué pour sa franchise et pour sa fidélité à sa propre nature;
d’ailleurs, je me souvins que beaucoup d’hommes, d’une nature aussi rare
et élevée que la sienne, avaient éprouvé des jalousies semblables à
l’égard du torero, du comédien et de tous ceux qui, faisant de leur
personne une glorieuse pâture publique, soulèvent l’enthousiasme du
cirque et du théâtre.
Gustave Le Vavasseur a toujours aimé passionnément les tours de force.
Une difficulté a pour lui toutes les séductions d’un nymphe. L’obstacle
le ravit; la pointe et le jeu de mots l’enivrent; il n’y a pas de
musique qui lui soit plus agréable que celle de la rime triplée,
quadruplée, multipliée. Il est naïvement compliqué. Je n’ai jamais vu
d’homme si pompeusement et si franchement Normand. Aussi Pierre
Corneille, Brébeuf, Cyrano, lui inspirent plus de respect et de
tendresse qu’à tout autre qui serait moins amateur du subtil, du
contourné, de la pointe faisant résumé et éclatant comme une fleur
pyrotechnique. Qu’on se figure, unies à ce goût candidement bizarre, une
rare distinction de coeur et d’esprit et une instruction aussi solide
qu’étendue, on pourra peut-être attraper la ressemblance de ce poète qui
a passé parmi nous, et qui, depuis longtemps réfugié dans son pays,
apporte sans aucun doute dans ses nouvelles et graves fonctions le même
zèle ardent et minutieux qu’il mettait jadis à élaborer ses brillantes
strophes, d’une sonorité et d’un reflet si métalliques. Vire et les
Virois sont un petit chef-d’oeuvre et le plus parfait échantillon de cet
esprit précieux, rappelant les ruses compliquées de l’escrime, mais
n’excluant pas, comme aucuns pourraient le croire, la rêverie et le
balancement de la mélodie. Car, il faut le répéter, Le Vavasseur est une
intelligence très étendue, et, n’oublions pas ceci, un des plus délicats
et des plus exercés causeurs que nous ayons connus, dans un temps et un
pays où la causerie peut être comparée aux arts disparus. Toute
bondissante qu’elle est, sa conversation n’est pas moins solide,
nourrissante, suggestive, et la souplesse de son esprit, dont il peut
être aussi fier que de celle de son corps, lui permet de tout
comprendre, de tout apprécier, de tout sentir, même ce qui a l’air, à
première vue, le plus éloigné de sa nature". |